Je pars à Madère. Avec mon fils. Une semaine.
La nature est magnifique, diversifiée. Le premier jour, nous voyons un mouton noir sauvage au bord de la route. Je laisse la voiture à l’orée du bois et nous allons à la recherche des moutons dans une forêt de… heu… d’arbres. Les moutons se sont évidemment enfuis.
Alors, nous allons à Fanal, dans la brume. Nous nous retrouvons dans une prairie où des vaches broutent tranquillement, pendant que des hordes de touristes leur tournent autour, les photographient, se photographient. Nous nous éloignons, à la recherche d’un peu de tranquillité et suivons un chemin qui nous mène au bord d’un lac, puis entre de gros buissons, nous perdons le chemin, tant pis, nous remontons entre d’autres arbres, toujours dans la brume. Mon fils adore. Nous appelons cet endroit « la forêt mystique ».

Nous reprenons la voiture et en 50 minutes, nous sommes au bord de la mer. Nous enlevons veste, pull, pashmina. Nous allons visiter le musée de la baleine, qui relate en fait la pêche des baleines, et sommes révoltés de voir ces pauvres baleines tuées pour faire du combustible avec leur graisse. Tuées pour rien. Tuées pour faire tourner des moteurs pendant la guerre.
Nous allons manger du poisson et des fruits de mer sur une terrasse, avec des frites et du bolo do caco chaud, ruisselant de beurre à l’ail. À table, nous jouons aux cartes. J’aime jouer aux cartes avec mon fils. Nous essayons de modifier les règles, d’en inventer de nouvelles, parfois ça ne fonctionne pas du tout, nous changeons les règles, nous recommençons. La serveuse ne sait pas où poser les assiettes, ça l’agace. C’est mon anniversaire, je bois une petite flûte de vin mousseux après le repas.
Le lendemain, nous allons en ville, pour voir comment c’est. Et là, je me rends compte que je suis blasée. J’ai vu tellement de villes balnéaires, de magasins de souvenirs, de produits pour touristes et d’églises : certes, j’ai souvent du plaisir à y entrer, en faire le tour, allumer une bougie, quand il y en a, des vraies, en cire, celles qu’on allume avec une allumette. Je fais une petite prière pour ma Nonna, et parfois une pour moi ou pour quelqu’un d’autre, quelqu’un qui cherche sa voie ou qui n’est pas en bonne santé. Mais là, pas de bougies. Tant pis.
Nous renonçons à prendre le téléphérique, il y a une file longue comme un serpent géant, ça saoule. Alors, nous allons boire un café et une limonade, une de mes activités préférées, pas seulement en vacances : traîner au café ou sur une terrasse. Et ensuite… nous ne savons pas quoi faire, nous n’avons envie de rien, notre enthousiasme est retombé. Nous avons envie de retourner dans la nature. Je dis : « Demain, on y va ».
J’ai beaucoup voyagé, et je connais cet état de transe qui se met en place quand je vais d’un endroit inconnu à un autre endroit inconnu. Rechercher les informations, s’adapter, se renseigner. Se rabattre sur une autre solution si les choses ne sont pas comme on s’attend à les trouver. Cet état de transe, comme je l’appelle, permet aussi de gérer des situations dans la vie. Gérer le passage d’une situation connue à une situation inconnue. S’adapter à la situation inconnue.
Le lendemain, destination Levada do Furado. Levada signifie canal d’irrigation et le long de ces canaux, il y a un chemin, sur lequel on peut se balader. Je me trompe de balade, et nous nous retrouvons sur la Levada dos balcões. Sur cette Levada, il y a plein de touristes. Ceux qu’on n’aime pas. Ceux qui sont bruyants, ignorants, qui ne sont pas habitués à marcher, dont la tenue n’est pas adaptée, qui font des remarques idiotes, qui s’arrêtent à tout moment pour prendre des photos moches, qui trôneront sur leur table de salon : madame, 1 mm, devant la cascade, 4 mm. On ne voit ni madame, ni la cascade, mais ils trouvent ça super.
Sur le chemin, une mère et sa fille s’engueulent. La fille, en legging de sport bariolé, est fâchée et explique à sa mère qu’elle aimerait marcher plus lentement, avoir le temps de contempler le paysage et ne pas faire une performance à chaque marche. La mère ponctue le discours de sa fille de « c’est comme ça ». Une dame a mis un collant, un short en paillettes noires, et des baskets blanches à paillettes. Il a plu hier soir, fort. Le chemin est tout boueux. Ses chaussures brillantes sont boueuses, ça me fait sourire. Une famille s'arrête au milieu du chemin pour faire boire le petit. Je dépasse, je slalome, mon fils me suit. Nous arrivons au bout du chemin. Il n’y en réalité qu’un balcõe.
La vue est splendide, le panorama est grandiose, on voit la mer. Mais tous ces gens, là, autour de nous, nous gâchent le plaisir. Certains ont pris des graines, pour que les étourneaux se posent sur leur main. D’autres sont venus avec une poussette. Tous attendent leur tour pour faire invariablement la même photo : madame devant le panorama, le couple devant le panorama, maman et bébé devant le panorama, toute la famille devant le panorama, papa et fiston devant le panorama. Moi, je photographie juste le panorama, comme s’il n’y avait personne autour de moi. Et surtout, je prends un moment pour faire abstraction des touristes et contempler ce paysage, emplir mes poumons de l’odeur des arbres, emplir mes yeux et mon âme de cette beauté apaisante, savourer cette paix.

Nous repartons et nous rions d’être venus sur ce chemin plein de touristes, au lieu de l’autre qui correspondait probablement plus à ce que nous aimons : un sentier tranquille, dans les arbres, un petit ruisseau qui serpente le long du calme de la forêt. Tant pis. Allons manger du poisson à la banane et jouer aux cartes.
Le soir, nous regardons une série ou un film sur l’ordinateur, chacun dans son lit, l’ordinateur au milieu. Nous avons regardé « Senna », trop bien. Et « Rush », trop bien. Je raconte des souvenirs d’enfance à mon fils : mon oncle, zio Gigì (on prononce Dgidgi, comme dans la chanson de Dalida) venait manger chez nous tous les dimanches à midi. Il apportait son linge sale à ma mère (je ne l’ai compris que beaucoup plus tard) et une bonne bouteille de vin, ou du champagne et il faisait sauter le bouchon, pour ma plus grande joie. Mais j’étais trop jeune pour boire. Après le repas, on allumait la télévision, pour voir la F1, surtout le départ et l’arrivée. Entre deux, il faisait une petite sieste, assis sur le canapé, la tête appuyée sur le dossier. Parfois, il ronflait un peu, et ma sœur et moi rigolions doucement. Il m’expliquait plein de trucs sur les voitures, les écuries, les règles, les tactiques, la technique, les pneus. Alors, j'ai expliqué tous ces trucs à mon fils.
La transmission, j’adore. Quand les enfants sont réceptifs, quand un sujet les intéresse, quand ils posent des questions. Comme je le faisais quand j’étais jeune. Ma mère n’aimait pas expliquer, elle disait souvent « parce que c’est comme ça ». Mais la petite fille à l’esprit en arborescence ne se satisfaisait pas de ces réponses, elle était frustrée, elle voulait savoir. Il n'y avait pas Internet. Quand j’ai commencé à fréquenter la bibliothèque universitaire, je passais des heures à lire les encyclopédies qui étaient à l’entrée. Je cherchais un mot, puis un autre qui était en lien avec le premier, et ainsi de suite. Il fallait chaque fois changer de volume. Les volumes étaient gros et lourds. Je m’amusais à trouver chaque mot le plus rapidement possible en récitant à toute vitesse des fractions de l’alphabet, plusieurs fois de suite, parce qu’on cherche d’abord la première lettre, puis la suivante, jusqu’à ce qu’on trouve le mot recherché. Maintenant, mon fils me pose des questions, beaucoup de questions, j’explique, je regarde sur Internet, pour affiner l’explication. Et j’apprends plein de choses. Mon esprit est ravi. Mon fils est satisfait. Nous nous endormons. Demain, nous irons dans les bois et voir la mer.
"Le plus grand bonheur pour un être humain est de trouver quelqu’un qui le comprend, car la solitude n’est pas d’être seul, mais d’être entouré de personnes qui ne te ressentent pas et ne perçoivent pas la profondeur de ce que tu traverses.
Par nature, l’être humain a besoin de quelqu’un qui lit son cœur sans qu’il ait à parler."
Fiodor Dostoïevski