CUILLÈRE
- Melanie Blaser
- 23 juin
- 3 min de lecture
Dernière mise à jour : 28 juin
Chaque matin, quand je me réveille, j’entends le bruit de la cuillère d’un de mes voisins contre la porcelaine. C’est un bruit que j’adore, un bruit de bienvenue dans une nouvelle journée. (Je dis porcelaine, parce que c’est un mot plus poétique que vaisselle ou tasse.)
Alors je me lève et je me prépare du thé. C’est vrai que, comme je ne mets pas de sucre dans mon thé, je ne produis pas ce joli bruit. Par contre, au grand étonnement de certains, je mélange toujours mon espresso, bien que je ne mette pas de sucre dedans non plus, pour homogénéiser la température du liquide.
Après le bruit de la cuillère et avant la préparation du thé, je m’évade dans mes pensées. J’ai le temps, je ne travaille pas. Elles sont de toutes formes et de toutes couleurs. Positives, dirigées vers le futur, négatives qui me font verser quelques larmes parfois, neutre, de l’ordre des choses à faire aujourd’hui, cette semaine, ou ce sont des rêveries, des bilans, parfois une résolution pour la journée. Tout en laissant vaquer mon cerveau, je fais aussi travailler mon corps, en effectuant quelques exercices qu’on peut faire dans un lit. Pour réveiller mes muscles, mes vieux os. J’ai le temps, je ne travaille pas. J’écoute aussi tous les bruits des oiseaux. Je dis bruits, parce qu’on dit « chant », mais parfois, je ne trouve pas que ça ressemble à des chants, et puis les oiseaux font d’autres bruits, comme marcher sur le store avec leurs petites pattes griffues, prendre un bain dans une des soucoupes de mes pots de fleurs en battant des ailes, ou boire dans ces mêmes soucoupes. Ce qui est « trop chou », comme j’aime à dire.
Après la préparation du thé, j’arrose mon jardin, un jour sur deux. En ces jours de canicule, il a aussi soif que moi, mais il ne peut pas aller se promener au bord d’une rivière pour se rafraîchir.

Et là je pense à la connerie des hommes, à leur lâcheté, leurs peurs. Ce n’est pas pour rien qu’on transforme si facilement des hommes en soldats, qui obéissent, qui exécutent les ordres, qui ne pensent pas. Je pense aux uniformes qui sont des signes de réussite. Le costard cravate des présidents et des hommes d’affaires – mais quelles affaires ? La vente d’armes, la fabrication d’arme, l’envoi de bombes sur l’ennemi ? Le training et les gros bijoux en or de certains rappeurs ou autres chanteurs. Le maillot et short assortis des sportifs qui courent après un ballon et font rire les tribus qui cultivent leur riz, jour après jour, année après année, et demandent à quoi ça sert de chanter ou parler dans un micro ou de courir après un ballon ? Le costard sans cravate des directeurs d’école, qui mettent des petits bracelets et des bagues achetées à Paléo, pour faire cool. Je pense aussi aux profs qui ânonnent les mêmes trucs chaque année, pendant des décennies, sans se poser de questions, sans changer une virgule, sans adapter quoique ce soit à un monde en mouvement perpétuel. Je pense aux propos mous du gouvernement suisse, à l’union européenne qui ne s’unit pas contre la guerre ni contre le président étazunien qui, chaque fois que je le vois, m’anéantit avec sa connerie et ses conneries. Je pense au premier ministre israélien qui anéantit tout le monde avec sa cruauté. Au président français qui anéantit le peuple de la même nation avec ses discours inadaptés à quelque situation que ce soit.
Et, à un moment donné, je cesse de penser. Je m’habille et j’y vais. Il faut que j’organise cette petite fête avec mes amis samedi…
Pensées, habitudes, projets, bilans, observations et solitude. Voilà ma vie actuelle. Je me sens un peu en-dehors de ce monde, isolée, parce que je ne travaille pas, parce que j'ai trop de temps pour penser. Les guerres m’affectent, je ne regarde plus le journal télévisé, les événements qui se succèdent me lassent et me révoltent, je me sens impuissante et passive.
Et eux, le matin, quand ils se lèvent, ils font quoi ? Peut-être qu'ils devraient passer plus de temps à penser.
"Celui qui t'a blessé une fois te blessera mille fois. Inutile de boire toute la mer pour s'assurer qu'elle est salée." – Dostoïevski