CAPHE TRUNG

Quand j’étais petite, je passais mes vacances d'été chez ma Nonna, en Italie. Il faisait chaud. La Nonna avait des poules et des lapins. Le matin, elle allait chercher des œufs. Elle séparait le blanc du jaune, qu'elle appelait « la rossa » (la rouge). Le jaune était très foncé, presque orange. Elle jetait le blanc dans l'évier, elle qui ne jetait rien, et mettait le jaune dans une grosse tasse blanche à petites fleurs bleues, des myosotis je crois. Elle ajoutait trois cuillères de sucre. Elle s’asseyait sur le placet de paille d’une chaise de la cuisine, devant la fenêtre, pour épier un peu la rue. Et elle battait le jaune d’œuf et le sucre avec la cuillère, en tenant la tasse bien serrée dans sa main et contre son buste, jusqu’à ce que le mélange devienne une belle mousse jaune clair. Pendant ce temps, elle commentait les faits et gestes des voisins et voisines, me racontait un peu leur vie, leurs malheurs surtout et enviait leurs fleurs si elles étaient plus belles que les siennes, ce qui était rare, parce qu'elle avait un jardin de roses exceptionnel. Pas un jardin de roses tout propret avec des roses bien alignées. Un magnifique jardin sauvage, avec de longues herbes. Elle disait qu'elle les laissait là pour rafraichir la terre quand il faisait très chaud et que ça faisait du bien aux roses. Et les roses s'épanouissaient. Ses roses étaient connues et remarquées dans le quartier. Les gens s'arrêtaient devant la barrière métallique peinte en marron et admiraient les roses de ma Nonna.

Quand le jaune d'œuf était mousseux, je le mangeais avec des grissini Mulino Bianco, ceux qui sont lisses et épais comme un doigt. C'était délicieux. Zio Gigì attendait son café, en lisant le journal. La Nonna versait le café sur le mélange sucré, l'uovo sbattuto. Moi je ne buvais pas de café.

Trente ans plus tard, à Hanoi, je découvre le caphe trung (on prononce tchoung) au Cafe Giang. L'entrée est étroite et on doit passer par un long couloir bétonné entre deux maisons tubes, pour arriver dans une cour intérieure à l'arrière des maisons, un lieu magnifique, lumineux, en briques, avec des plantes et des escaliers partout. Le menu est écrit au feutre noir sur le texte des premières pages d'un livre: en vietnamien sur la gauche et en anglais à droite. Caphe den, nau, sua tuoi, ba xiu (café noir, avec lait condensé sucré, au lait, au lait de coco).

Le caphe trung est servi dans une tasse posée dans une coupelle d'eau bouillante, pour que le café reste bien chaud quand on verse l'œuf, qui est onctueusement parfait: c’est un jaune d’œuf battu avec du lait concentré sucré, une belle mousse beige. C’est délicieux.

Dix ans plus tard, je guette l'arrivée des œufs frais au Bio Locale, le lundi ou le mardi, et je vais en chercher dix. Aux deux petits déjeuners suivants, je bats un jaune avec du sucre, avec une cuillère, et je fais chauffer ma tasse à café dans un bol d'eau bouillante. Je déguste un peu de mousse sucrée à la cuillère et je verse le reste dans mon café très chaud. Je ne mélange pas. Je laisse couler dans ma bouche, avec lenteur, la fraîcheur et la douceur de l'œuf battu, l'amertume du café chaud. C’est délicieux.

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« Et bientôt, machinalement, accablé par la morne journée et la perspective d’un triste lendemain, je portai à mes lèvres une cuillerée du thé où j’avais laissé s’amollir un morceau de madeleine. Mais à l’instant même où la gorgée mêlée des miettes du gâteau toucha mon palais, je tressaillis, attentif à ce qui se passait d’extraordinaire en moi. Un plaisir délicieux m’avait envahi, isolé, sans la notion de sa cause. Il m’avait aussitôt rendu les vicissitudes de la vie indifférentes, ses désastres inoffensifs, sa brièveté illusoire, de la même façon qu’opère l’amour, en me remplissant d’une essence précieuse : ou plutôt cette essence n’était pas en moi, elle était moi. J’avais cessé de me sentir médiocre, contingent, mortel. D’où avait pu me venir cette puissante joie ? » — Marcel Proust, Du côté de chez Swan